CHAPITRE XXI
D’un seul coup les gens commencèrent d’être beaucoup plus nombreux au fur et à mesure qu’ils approchaient du laboratoire. Ils suivaient la ligne pour marcher en longues colonnes et parfois traversaient sans prévenir. Liensun renversait la vapeur, jurait.
— Calmez-vous, on nous regarde d’un sale œil, dit Luvia. Je crois qu’ils nous ont reconnus.
— Et alors ?
— Alors je crains que la situation ne se retourne en faveur d’Helmatt.
Bientôt ils durent arrêter la plate-forme tant la foule était épaisse. Et ils se trouvaient encore à un kilomètre des installations scientifiques d’Helmatt.
— Descendons et essayons de passer inaperçus, lui dit la jeune femme.
Il suivit son conseil et bientôt ils marchèrent lentement avec les autres. Toutes les petites stations de banlieue, toute la capitale paraissaient affluer dans la même direction, comme si un mot d’ordre avait été lancé. Pourtant la radio était peu répandue et il se demandait si le télégraphe marchait encore. Helmatt raflait toute l’électricité pour les dernières minutes de son expérience.
— J’ai chaud, dit Luvia.
Liensun, qui avait un thermomètre portatif à l’extérieur de sa combinaison, le consulta. Il indiquait moins quarante alors que le matin encore il y avait moins soixante-deux. Là-haut la tache virait au rouge sombre et, dans quelques instants, le premier rayon de soleil tomberait sur cette foule comme un glaive divin. Très peu avaient des lunettes teintées. Il n’en aperçut qu’une dizaine autour d’eux. Ceux qui avaient vécu les terribles moments de la dernière résurrection solaire et se souvenaient.
— Et s’ils allaient le lyncher ? murmura-t-il à l’oreille de Luvia qui sourit avec tristesse.
— N’y comptez pas trop. Ils vont l’adorer. Il est capable de réveiller le Démon du Feu qui se tapit derrière le ciel et il veut les punir d’avoir désobéi, d’avoir écouté les mauvais conseils.
— Le CPG ?
— Et l’instigateur, fit-elle cruellement.
— Vous m’en voulez ou quoi ?
— Êtes-vous innocent ? Je ne suis pas stupide et j’ai bien compris le sens de vos manœuvres. Vous vouliez faire éliminer Helmatt pour prendre sa place. Une fois propriétaire de la Compagnie vous auriez fait venir les vôtres qui se terrent sur la banquise, dans le corps monstrueux de cette amibe. Ne me dites pas que c’est faux.
— Vous étiez complice.
— Non, j’avais un préjugé favorable car Helmatt me fait peur. Je pensais qu’avec vous les affaires de cette Compagnie iraient mieux… Je croyais surtout que vous renonceriez à faire réapparaître le Soleil aussi brutalement. Mais dans le fond je ne vous fais pas tellement confiance. Vous n’êtes pas un garçon estimable. Vous avez des pensées inquiétantes de pouvoir, des élans de mégalomanie.
Il haussa les épaules. La foule les coinçait désormais de telle façon qu’ils n’auraient pu s’échapper s’ils l’avaient désiré.
— Helmatt va reprendre les choses en main et je crains ses réactions brutales. Il sait quelquefois abandonner son laboratoire pour se montrer cruel. Il peut vous condamner aux mines de charbon les plus profondes, celles d’où on ne remonte jamais.
— Que voulez-vous dire ?
— C’est le système pénitentiaire de cette Compagnie. Des hommes et des femmes dans la mine la plus profonde, mille mètres. Ils doivent fournir tant de charbon par jour et en échange reçoivent ce qui est indispensable.
— Ils ne remontent jamais ?
— Jamais.
Liensun essaya d’imaginer la vie dans ces profondeurs, dans les galeries dangereuses.
— Seul avantage : la chaleur. Rien à dire là-dessus, dit-elle ironique, ils ont bien chaud et reçoivent entre deux mille cinq et trois mille calories de nourriture par jour.
— Mais il y a des femmes ?
— Bien sûr et certainement des gosses qui prendront le relais.
— C’est impossible une chose pareille.
— C’est la mine de Nur-Tso. La qualité de son charbon est excellente. C’est un système pénitentiaire très au point avec des kapos qui régissent la vie en bas. Ce sont eux qui reçoivent la nourriture et les choses indispensables pour une vie à peu près normale. Ils distribuent ces envois selon les mérites, les bonnes volontés, les passe-droits, les faveurs. Inutile de vous dire qu’ils règnent en véritables despotes. Si le charbon n’est pas produit en quantité suffisante le ravitaillement et la lumière sont coupés.
Il n’écoutait plus car la foule devait s’immobiliser plus loin et, par contrecoup, les rangs se resserraient et bientôt eux aussi seraient obligés de stopper, emprisonnés dans une masse de trente à quarante mille personnes.
— Il lui faut faire vite une fois que le Soleil frappera les têtes. Car les centrales ne tiendront pas longtemps.
— Un pari hasardeux, fit-il entre ses dents car on les regardait de plus en plus.
Les Tibétains ne parlaient pas et même la plupart priaient. Certains faisaient tourner de minuscules moulins à prière portatifs.
— Ne nous faites pas remarquer, souffla-t-elle.
— Il peut perdre son pari.
— Écoutez.
Une voix s’élevait, transmise par des haut-parleurs puissants, et il lui fallut assez longtemps avant de reconnaître l’organe d’Helmatt.
— … Trompés, abusivement trompés… Moi seul détiens la puissance et pour vous le prouver j’ai demandé à mon serviteur, le Démon du Feu, de venir auprès de moi, de sortir de sa tanière là-haut dans le ciel. Il approche et vous devrez baisser la tête et l’adorer, sinon il vous calcinera sur place. Souvenez-vous que naguère il a fait la même chose. Les montagnes de glaces se sont écroulées sur les stations, les trains, les échafaudages à lichens ont été emportés et le lichen n’a jamais repoussé avec la même vitalité.
Tout avait donc été installé à leur insu, pensait Liensun, sans qu’ils s’en doutent Luvia et lui. C’était d’une habileté diabolique et les gens rassemblés là croiraient vraiment qu’Helmatt jouissait d’un pouvoir sur le Démon du Feu.